Pourquoi vivre nu.e est-il si jouissif ?
Je me suis mille fois baigné·e dans la mer, l’océan, dans les lacs ou les rivières. J’ai senti, ou imaginé, les regards inquisiteurs dans mon dos lorsque je déambulais d’un pas anxieux de ma serviette au rivage, le maillot de bain gracieusement coincé entre les fesses. J’ai fait tomber le haut sur des plages isolées et j’ai pris des bains de minuit en sous-vêtements, un peu éméché·e. Mais cet été, sur un pan de plage nudiste des calanques marseillaises, j’ai pu tenter l’expérience du nu total.
Il est presque 11 heures et il fait chaud. Tellement chaud que mes ami·es et moi n’hésitons pas une seconde à retirer nos vêtements malgré la proximité des corps nus qui jonchent les rochers cahoteux. Près de nous, un jeune couple dont les fessiers nous font face nous sourit, comme pour nous dire que tout va bien se passer. Pour signifier qu’on peut s’y dénuder, la calanque est balisée par des tags rouges qui dégoulinent sur la pierre – « faible protection contre les regards des curieux·ses », j’ai pensé.
Le saut dans le grand bain
On laisse le soleil taper sur les endroits où il s’aventure rarement – entre nos cuisses, en bas des reins, sur la poitrine –, et on se laisse glisser dans le bonheur que nous procure cette liberté inattendue. Entre deux moments de délectation, on échange quelques regards complices, comme si on commettait ensemble quelque chose d’interdit, mais de jouissif. Une douce transgression. Une fois nos peaux gorgées de soleil, c’est le moment de se lancer dans le grand bain.
Si je me trouve d’abord un peu ridicule à tortiller sur les cailloux de la crique, nu·e comme un ver, une fois immergé·e, c’est l’extase. Sans entrave, ni élastique trop serré, l’eau glisse le long de mon corps et je me laisse porter par les vagues, comme un·e nouveau-né·e. que l’on berce avec tendresse. Mes ami·es et moi rions. On nous avait vanté les mérites de la baignade sans maillot de bain, mais le vivre, c’est autre chose. En plein jour, à découvert, au milieu de vacancier·es dans leur plus simple appareil l’expérience est extatique. « Je te l’avais dit », me lance Mathilde, qui vit le naturisme depuis l’enfance. « Mon endroit préféré pour être nu·e, c’est dans l’eau : nager nu·e, c’est un des meilleurs sentiments qui puisse exister », me confie-t-iel quelques semaines plus tard.
Mais pourquoi se baigner, ou encore se promener les miches à l’air est-il si jouissif ? Pour Julien Claudé-Pénégry, qui me parle nu depuis son jardin parisien, c’est le sentiment de liberté totale et le fait de se confronter à l’environnement alentour, sans apparat, qui l’ont séduit depuis plus de vingt ans. « Le naturisme ne se pratique pas, il se vit », rappelle le porte-parole de l’Association des Naturistes de Paris, ancien vice-président de la Fédération française de naturisme.
Retour à la nature
« Je vis en nudité en permanence parce que pour moi, c’est un apaisement et c’est ma tenue : je suis plus à l’aise comme ça qu’habillé », tient à préciser Julien Claudé-Pénégry qui m’explique la distinction entre nudisme et naturisme. « La différence ne se pose pas sur la pratique de se mettre nu·e. Se dénuder pour éviter les traces de bronzage, le temps d’un bain de soleil ou d’une baignade, c’est du nudisme. Le faire collectivement, en harmonie avec la nature et dans le respect de l’environnement et des autres, c’est du naturisme. » C’est aussi dans cette recherche de ralentissement et de quiétude, contre le consumérisme, le capitalisme et les diktats de beauté que Mathilde, 27 ans, adhère à ce mode de vie, quand le contexte le lui permet. « La nudité, c’est pour moi l’état le plus naturel dans lequel on pourrait être. Être nu·e m’apporte du confort, de la légèreté et de la simplicité. »
Avec l’isolement et l’enfermement qu’ont apporté les confinements répétitifs, Julien Claudé-Pénégry remarque une plus grande volonté de se retrouver en nature et de se tourner vers le naturisme. « Nous sommes né·es nu·es, ce sont les contraintes sociales qui nous poussent à nous vêtir, ajoute-t-il. Notre uniforme de tous les jours en tant que naturistes, c’est notre propre peau. » En faisant le pari de ce changement de vie radical, les naturistes régulier·es ou occasionnel·les cherchent à se défaire du superficiel pour retourner à l’essentiel. Pratiquer la nudité, qui est l’une des choses les plus simples, banales et naturelles, dans des lieux souvent préservés, offre un cadre idyllique pour lâcher prise et reprendre son souffle.
Pas étonnant, donc, si cette philosophie de vie attire chaque année plus de deux millions de Français·es et deux millions d’étranger·es dans l’Hexagone, selon les chiffres de la Fédération française du naturisme. D’ailleurs, avec ses clubs de vacances, ses piscines, ses soirées, ses villages, ses plages et ses campings dédiés, la France est la première destination mondiale du naturisme. Les Parisien·nes, qui devaient sortir de la capitale pour vivre leur nudité, peuvent, depuis 2017, profiter de l’espace naturiste de Paris qui s’étend sur plus de 7 000 mètres carrés en plein cœur du bois de Vincennes.
Autour de nous, sur la calanque où nous sommes dénudé·es, des familles qui pique-niquent, des quadragénaires venu·es bouquiner en tenue d’Adam et Ève, des couples d’une vingtaine d’années qui se sourient amoureusement, et quelques groupes d’ami·es réuni·es autour d’une enceinte. Si les lieux naturistes restent majoritairement fréquentés par la gent masculine, contrairement aux stéréotypes, toutes les générations s’y retrouvent et le mode de vie attire de plus en plus de jeunes – « environ 40 % en France, beaucoup de trentenaires ou de couples avec jeunes enfants », selon l’ancien vice-président de la Fédération française de naturisme.
Un corps désexualisé
En Allemagne, des zones nudistes et naturistes informelles fleurissent au bord des lacs, dans les parcs et les clubs, et le rapport au nu, plus décomplexé, porte même un nom : la FreiKörperKultur (FKK) ou la culture du corps libre. « Avec mes ami·es, on parle souvent du fait qu’un corps ne doit pas être un objet sexuel, raconte Mathilde qui vit à Berlin. Pour nous, la nudité, c’est simplement des vêtements en moins, mais ça n’engendre pas de situations liées au sexe ou au désir. Mon corps est beaucoup plus sexualisé dans un espace public où je porte des vêtements que quand je suis entièrement nu.e au bord d’un lac naturiste. Les personnes qui se rendent dans ces lieux sont habituées à voir des corps dénudés. »
Cette possibilité de donner à la nudité sa forme la plus banale sans l’imposer fait encore figure d’exception dans l’Hexagone, où, même si elle s’exprime dans un cadre consenti et dédié, la nudité n’est acceptable que dans le cadre de l’intime, surtout lorsqu’elle émane des minorités de genre. « Nous sommes un pays latin avec une histoire judéo-chrétienne, explique Julien Claudé-Pénégry. Nous n’avons pas la même approche que les pays germanophones. » La France a beau attirer les naturistes du monde entier, il n’en reste pas moins qu’on y observe aussi un retour à la pudeur et une perte de vitesse des pratiques comme le topless. « Le nombre d’adeptes du « topless › apparaît en net recul par rapport aux années 80 : à peine 22 %% des femmes de moins de 50 ans admettent s’être déjà mises seins nus à la plage en 2016, contre 28 % en 2009 et 43 % en 1984 » (Observatoire mondial de la nudité féminine, « Topless, naturisme… Un retour de la pudeur ? », Ifop et Plaisx, 2017).
Le naturisme, bien que prônant la désexualisation des corps, ne cherche pas à les exhiber ou à les imposer. « Je ne me mets nu·e que dans les endroits où j’y suis autorisé·e, précise Mathilde. Dans des endroits privés avec d’autres personnes, je demande le consentement avant de me dénuder et je fais attention à ne mettre personne mal à l’aise. » Cependant, même dans ce milieu où la notion du consentement se veut centrale, les dynamiques sexistes ou LGBTQphobes peuvent se faire sentir. « Certaines personnes peuvent avoir des comportements qui ne correspondent pas à l’éthique naturiste, surtout dans des lieux gratuits et ouverts à toustes, raconte le porte-parole de l’Association des Naturistes de Paris. Dans ce cas, on leur explique, ou on les sort. La nudité n’est pas un consentement de fait. »
Une force mise à nu
Au début de mon expérience nudiste dans la calanque, malgré le bonheur que me procurait l’air frais entre mes jambes, mes vieux réflexes persistaient. Je pensais à bien me placer pour ne pas faire ressortir les bourrelets de mon ventre, je croisais les jambes de manière stratégique pour dissimuler la cellulite. Mais après quelques heures passées la poitrine et le sexe à l’air, me voilà étalée sur le ponton surplombant la plage, toutes fesses dehors. Et, au moment de partir, j’en oubliai presque de me revêtir.
Soumis·es à des normes physiques inatteignables, nous sommes conduit·es à percevoir notre corps comme un ennemi à dompter, à juger et à faire rentrer dans un moule. En s’exposant à des morphologies réalistes et variées, les personnes pratiquant le naturisme semblent au contraire mieux s’accepter. Dans ces moments suspendus de nudité presque thérapeutiques, les corps sont des alliés. L’étude de Keon West, Naked and Unashamed : Investigations and Applications of the Effects of Naturist Activities on Body Image, Self-Esteem, and Life Satisfaction, a prouvé qu’une participation à des activités naturistes favorisait une image corporelle plus positive et une meilleure estime de soi.
Comme le soulignait le sociologue Jean-Didier Urbain dans une interview pour La Dépêche, « à l’origine, [le naturisme] servait même à effacer les marqueurs sociaux. Nu·e, les différences d’âge, ou de richesse s’estompaient, on devait s’assumer tel·le que l’on était. »
Le naturisme nous place dans une posture qui, au premier abord, semble nous fragiliser, mais en réalité nous renforce. La nudité est d’ailleurs souvent utilisée comme une arme, en témoignent les nombreux·ses militant·es féministes (les Femen) et écologistes (World Naked Bike Ride) qui manifestent entièrement nu·es pour interpeller l’opinion publique. « Au-delà du naturisme, la portée de cette nudité sert à mettre la société face à ses dilemmes et ses tabous », conclut Julien Claudé-Pénégry.
Un article de Audrey Couppé de Kermadec