POURQUOI LA « MAIN CHARACTER ENERGY » EST MOINS ÉGOCENTRIQUE QU’IL N’Y PARAIT

Le phénomène prend de l'ampleur en ligne comme ailleurs. Tellement qu'on se demande : est-ce que se penser comme le perso principal de son existence fait de nous des narcissiques névrosé·es ? Réponse.

Carrie Bradshaw
© Erik C Pendzich - Rex Features - Everett Collection

L’autre jour, j’ai oublié mes écouteurs chez moi. Je partais pour 15 minutes de métro et 25 minutes de marche – soit quatre All Too Well en temps normal pour celleux qui savent – que je devais désormais passer à me taper les conversations de mes voisin·es de siège et les mélodies à l’accordéon pas franchement maîtrisées. Rien de gravissime, ok, mais quand même assez chiant.

Assez chiant parce qu’à la base, le plan était parfait : un quart d’heure de transport était nécessaire pour m’éviter de choper un poing de côté ou d’arriver en nage (l’endurance n’est pas mon truc, sauf quand il s’agit d’un marathon d’Harry Potter), et les 25 restantes d’échapper au changement de lignes aux Halles, flippant passé 20 heures. 

Mais surtout, surtout, ce temps précieux à l’air libre, cheveux au vent et démarche assurée, me permettait de romancer mon existence à ma guise, bande son de mon biopic fantasmé dans les oreilles (un mélange d’Arctic Monkeys, d’Olivia Rodrigo et de Lil Nas X à l’heure actuelle pour les intéressé·es). 

Si j’avais eu la présence d’esprit de vérifier mon sac avant de claquer la porte, au lieu de me concentrer sur mon rouge à lèvres dont le trait allait de toute façon foirer sous le masque, j’aurais pu m’atteler à l’une de mes occupations préférées : me trimbaler dans les rues en imaginant être l’héroïne de ma propre vie, idéaliser des rencontres à venir, et gagner mentalement des disputes que j’ai lamentablement perdues en vrai car ma répartie à l’oral frise le néant.

Après un bref sondage dans mon entourage, le verdict est on ne peut plus clair (et rassurant) : je ne suis pas la seule à me faire des films sur le chemin de la boulangerie ou du boulot en pensant que tout le monde me regarde. Il y a même un terme pour ça, qui a explosé pendant les confinements et sur lequel on va devoir compter dans ce qui semble être le fameux monde d’après : la « main character energy ».

Le syndrome Carrie Bradshaw

Carrie Bradshaw
© Paramount Home Entertainment

La psy Kate Rosenblatt, qui définit le phénomène comme le fait « de s’identifier comme le personnage principal de l’histoire de sa vie », contextualise en donnant l’exemple criant de Carrie Bradshaw dans Sex & the City. Une trentenaire fictionnelle, chroniqueuse la mieux payée de New York, avec laquelle un bon nombre de fans du show mènent une relation d’amour-haine, voire de haine tout court. Et pour cause : elle est imblairable. 

« Son besoin d’attention, son obsession de soi, son insécurité et son immaturité sont autant de choses qui, dans le monde réel, l’auraient rendue incapable de conserver des relations aussi longues avec ces femmes », signe d’ailleurs Hannah-Rose Yee dans Body + Soul

Non contente de passer son temps à parler d’elle, Carrie exige la même chose de ses proches ou de ses moins proches : que la conversation tourne autour de ses petits problèmes. Et lorsque certain·es osent exprimer la moindre opposition (genre en l’implorant d’aller consulter ou d’arrêter de ruiner leur déjeuner et leur mariage avec ses excuses en carton) elle se vexe comme un pou. 

Ces trois éléments – l’égocentrisme, la susceptibilité et la façon dont on considérerait notre propre personne et notre quotidien sans défaut – Kate Rosenblatt les décrit comme des red flags à ne pas ignorer, qui trahiraient une « main character energy » forcément nocive. Elle précise toutefois que dans certains cas, le syndrome a plutôt un potentiel anodin, réconfortant, et davantage source de self-love qu’autre chose.

Reprendre le contrôle de sa propre vie

« Vous devez commencer à romancer votre vie. Vous devez commencer à vous considérer comme le personnage principal. Parce que si vous ne le faites pas, la vie continuera à vous passer sous le nez. » Ces mots balancés sur TikTok, c’est Britta Grace Thorpe qui les a lus un énième soir de quarantaine en 2020. Elle était chez ses parents, sombrait petit à petit dans un trou noir de contenus identiques sur le réseau social, quand les quelques phrases citées ont retenu son attention. 

« C’était une sorte de réveil. Tout a pris un sens à ce moment-là, et je me suis dit : ‘je m’y prends mal, je vis ma vie de la mauvaise manière », se souvient-elle auprès du New Yorker. A 23 ans, confinée depuis des mois, son quotidien, ses projets, ses années de jeunesse censées se résumer à trop de fête, des décisions discutables et beaucoup de souvenirs à chérir jusqu’à son dernier souffle semblaient lui glisser entre les doigts. 

Retrouver une narration façon romcom rythmée par une dolce vita fictive dans les petits moments de tous les jours, aussi futiles soient-ils, lui a permis de s’évader et de reprendre une forme de contrôle salutaire. “Pourquoi le fait de n’acheter que les courses dont j’ai besoin pour 2 ou 3 jours me donne-t-il l’impression d’être le personnage principal d’un roman d’été italien ?”, interroge à son tour une autre internaute sur TikTok, musique de Call Me By Your Name en fond.

« Lorsque vous vous voyez comme possédant une emprise réelle sur votre vie, et que celle-ci et vos choix dépendent souvent vraiment de vous, cela peut vous donner un sentiment de puissance et finalement contribuer à améliorer votre valeur de soi, votre estime de soi et votre confiance en soi. » Rien à voir avec une attitude d’enfant gâtée, mais plutôt un coup de boost à l’ego dont on pourrait avoir cruellement besoin lorsque tout semble nous échapper. Ou qu’on veut s’évader de la réalité sur le chemin glacial pour aller bouffer des tapas.

Alors, on dresse le bilan de notre scrupuleuse enquête : non, la « main character energy » ne fait pas (toujours) de nous des narcissiques névrosé·es. C’est bien souvent seulement une réponse inoffensive et empouvoirante à une époque compliquée. Reste à ce que la prochaine fois, j’évite d’oublier l’accessoire principal qui m’aide à l’invoquer.

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