Laurie Darmon et Louane se confient sur leur rapport au corps en amont de ‘Corps à coeurs’
La 3è édition du show "Corps à Coeurs » se tiendra à Paris le 29 janvier, avant de prendre la route pour Lyon le 30 du même mois, puis pour Lille le 10 février. Trois représentations uniques sur le thème du rapport au corps et de l’acceptation de soi.
Le temps d’une soirée exceptionnelle, des artistes de la scène française ont carte blanche pour exprimer à leur manière leur rapport à leur corps, mélangeant performances lives, concerts, danses, talks ou encore sketchs. Tel est le projet imaginé et initié par Laurie Darmon, elle-même touchée d’anorexie mentale pendant plusieurs années. Cette 3ème édition de Corps à coeurs réunira dès lundi prochain Irma, Marie-Flore, Joyce Jonathan, Tessa B, Charles de Vilmorin ou encore Benjamin Siksou et Louane. À quelques jours de ce « plusieurs en scène », PAUL.E a rencontré la fondatrice de l’événement et l’interprète de ‘Secret’ afin de s’emparer d’un sujet fort dont la déconstruction et la démystification restent d’utilité publique. Entretien.
PAUL.E : Laurie, peux-tu nous raconter la genèse du projet ?
Laurie Darmon : Corps à cœurs est un projet que j’ai créé à partir de mon parcours personnel, car j’ai fait de l’anorexie mentale entre l’âge de 17 et 27 ans. Après m’être exprimée sur le sujet, j’ai eu beaucoup de témoignages qui ont fait germer en moi l’idée d’un projet collectif où des personnalités publiques prendraient la parole pour raconter en toute honnêteté leur rapport à leur corps quand elles ne sont plus dans la lumière. Avant d’en arriver à des troubles du comportement alimentaire, il s’agit souvent juste de confiance en soi et d’acceptation de soi. Je l’ai compris grâce à tous les messages que je recevais et dont je ne savais que faire. Jai donc créé ce projet début 2022 en m’adressant en premier à mes ami·es qui sont des personnalités avec des images publiques, mais avec qui j’avais des conversations très passionnantes sur le rapport au corps. Je me suis dit que le public devrait accéder à ça afin d’aider des gens de manière très précieuse. Et Louane m’a suivie.
P. : Louane, pourquoi avoir accepté de participer à cette aventure ?
Louane : Parce que Laurie est très convaincante. Encore aujourd’hui, c’est assez difficile pour moi d’avoir une parole libre sur le sujet. C’est la raison pour laquelle je suis l’une des rares personnes à ne pas faire partie du livre. Je pense que je suis arrivée à un stade où je suis prête à parler ouvertement après moult conversations sur le fait que le but premier de cette initiative est d’aider les gens.
L.D. : Elle m’a dit au début qu’elle avait un rapport compliqué à son corps dont elle n’est pas encore sortie. Et je lui ai dit que justement c’est parce que c’est compliqué que c’est intéressant. Souvent, on peut avoir des discours de personnes guéries, apaisées et positives en surface, mais un discours où tu dis que c’est compliqué, qu’il y a des jours où c’est difficile peut être tout aussi, sinon plus impactant. C’est ça la réalité de notre rapport au corps. Il évolue toute la vie. Je trouve intéressant d’apporter de la vérité et de la nuance.
P. : Quel est votre rapport à votre corps ?
L.D. : Gérer le fait d’avoir une image publique qui sera potentiellement validée ou invalidée par d’autres n’est pas toujours simple. Il y a des moments où on arrive à être complètement nature et à s’exposer à des critiques sans que ça nous perturbe trop. Ça, c’est quand on est bien. Sinon, pour se protéger, on se pare d’artifices qui font également écho à l’époque dans laquelle on a grandi, les années 90/2000, avec des modèles perçus comme parfaits. C’est difficile de tout déconstruire.
L. : Quand je suis dans la lumière, c’est quelque chose de difficile : ça m’arrive d’être sur scène et de me demander ce à quoi je ressemble sur le moment. Je trouve hyper important de rappeler aux gens, et je le fais assez souvent sur mes réseaux sociaux, qu’il y a une différence entre la scène et la réalité — dans le sens où on a des professionnel·les et qui s’occupent de nous pendant des heures avant qu’on soit face au public. Le fait d’être exposé·e a ce côté hyper malsain parce que la façon dont on se présente n’est pas totalement naturelle, mais ce n’est pas non plus le plus gros catfish. C’est hyper difficile de se sentir bien afin d’être dans un rapport de vérité face aux gens.
L.D. : C’est pour ça, qu’à travers le projet Corps à cœurs, j’essaie d’avoir un discours de vérité. Ce n’est pas parce qu’on a l’air d’incarner une grande confiance en soi que ça veut dire que c’est inné. Dire, « OK, moi maintenant je m’en fous complètement, j’ai tout déconstruit, je peux me présenter complètement nature tout le temps, c’est OK », est souvent faux. Je trouve qu’il faut rester sincère et avouer à quel point tout cela n’est pas simple.
P. : Corps à cœurs fait parfaitement ce lien entre le physique et le mental. Pourquoi est-ce important de parler aussi de santé mentale ?
L.D. : J’aime bien faire ce lien parce que, dans le parcours de guérison que j’ai vécu après avoir été longuement dans l’anorexie mentale, je me suis rendue compte que cette anorexie partait à mesure que je m’acceptais comme j’étais. Ce n’était pas physique, mais davantage dans les désirs profonds que j’avais et dans la façon que j’avais de penser le fait de suivre une trajectoire qui n’était pas forcément celle qu’on m’avait tracée ou celle que je mettais toute seule tracée en essayant d’être le plus conforme possible à ce que la société montrait comme étant la voie de la raison. Ça a été un long chemin. Il me fallait déconstruire ce quadrillage que j’avais construit sur la façon de me regarder, de juger ma silhouette en me disant qu’elle débordait, qu’elle dépassait un peu, de ressentir les contours de mon corps. À mesure que je m’affranchissais de ce quadrillage dans la vie de tous les jours et dans l’avenir que je traçais, plus ce malaise disparaissait physiquement devant mes yeux dans ma façon de me ressentir dans mon corps. Donc, en réalité, c’est très très lié : le corps parle quand l’acceptation de soi n’est pas OK, quand la bouche se tait, quand la conscience se tait. Tout est dans l’inconscient. Quand la conscience n’arrive pas à mettre la main dessus, le corps parle.
P. : Pour celleux qui ne sont pas familier·ères du concept d’anorexie mentale, comment le décris-tu ?
L.D. : L’anorexie mentale une forme d’anorexie moins fulgurante sur un plan physique. Elle se développe sur un plan cérébral. Le mécanisme de l’anorexie mentale est de refuser le plaisir, la liberté, d’être dans le contrôle. Souvent, ça s’exprime d’abord par la nourriture. Mais, ça peut s’installer sans le fait de cesser totalement de s’alimenter. Le processus devient viable. Cependant, sur le plan des relations, on refuse le bien-être, le plaisir sur le plan professionnel, ou on se fait du mal, on se sabote. C’est une anorexie généralisée.
P. : Les réseaux sociaux, dont vous parliez précédemment, sont à la fois vecteurs de vérité et de faux-semblants. Si vous pouviez vous adresser aux personnes qui préfèrent véhiculer de la négativité en ligne, que leur diriez-vous ?
L. : C’est une perte de temps : je ne parle pas aux haters. Il y a des moments où j’ai envie de répondre bien sûr, mais je me remémore les paroles de mon père : « On répond aux imbéciles par le silence. »
P. : Quelle serait une utilisation intelligente des réseaux sociaux ?
L. : Malheureusement, je ne pense pas qu’aujourd’hui il y ait une façon saine d’utiliser les réseaux sociaux. Même quand tu essaies de véhiculer des messages positifs, il faut parfois faire une pause des réseaux sociaux pour préserver sa santé mentale. Ce n’est pas à nous de contrôler les réseaux sociaux de façon à les rendre sains. C’est aux créateurs et aux grosses sociétés qui gèrent ces réseaux sociaux de les rendre le plus sain possible. Aujourd’hui, je ne suis pas sûre que l’être humain, dans la façon dont il est constitué, ait les capacités de rendre les réseaux sociaux plus sains.
L.D. : Les fonctionnalités qui ont été développées sur les réseaux sociaux sont déjà extrêmement violentes. On est habitué à voir le nombre de like, le nombre de vue : il y a tout de suite de la comparaison qui s’impose et qui est très dure à vivre. J’ai un rapport aux réseaux qui n’est pas constant.
L. : Un rapport aussi lié à ton éducation. Contrairement à moi, tu avais moins accès à ces réseaux. Je m’en rends compte maintenant dans la façon dont j’élève ma fille. Je ne lui laisserai pas autant de liberté sur Internet et face aux nouvelles technologies que moi j’en aie eu afin de la protéger, notamment d’une utilisation excessive des réseaux sociaux.
L.D. : Le pire est d’être dépendant·e aux fonctionnalités de ces réseaux. Si demain on avait un réseau social où il n’y a pas ces indicateurs-là, on y accorderait, je pense, moins d’importance.
L. : C’est très compliqué aujourd’hui. Même dans l’industrie musicale, on nous demande nos statistiques sur les plateformes de réseau social.
P. : En quoi Corps à coeurs est-il un événement pas comme les autres ?
L.D. : Ce qui fait l’originalité de l’événement, c’est qu’il est porté par une artiste qui s’adresse à d’autres artistes. C’est une démarche artistique de A à Z, d’égal·e à égal·e. C’est une vraie carte blanche : les artistes ont la liberté de faire ce qu’iels veulent pendant 5 min. Par conséquent, iels peuvent expérimenter. Je pense précisément que, grâce à ça, il y a des performances qui sont intenses et importantes. Je pense notamment à celle de Louane. Lors de la 1ère édition, elle est arrivée les mains dans les poches l’après-midi du premier Corps à cœur en me disant qu’en révisant son piano elle avait créé une nouvelle chanson inédite, ‘Secret’.
L. : ‘Secret’ existe grâce à Laurie et grâce à Corps à coeurs. Au début, je ne voulais pas la sortir. Pour moi, cette chanson était très personnelle : c’était la première fois que j’allais aussi loin dans un texte, où je disais vraiment ce que ce que je ressentais. Je me suis dit que je pouvais assumer d’être premier degré pour l’événement Corps à coeurs. Le soir même, j’ai été assaillie de messages me demandant de publier la chanson sur Internet, ce que j’ai fait. Du coup, ma maison de disque et mes producteurs ont voulu que je la sorte, ce que j’ai fait également. Je trouve ça cool d’avoir vraiment carte blanche à ce point. À une semaine de l’événement, je ne savais toujours pas encore ce que j’allais faire. Je savais juste que je voulais aller vers quelque chose qui me touche et qui ait un vrai rapport avec le sujet.
L.D. : La pertinence créative vient souvent dans l’urgence, dans le fait de ne plus vraiment avoir le choix. Ça sort de manière soudaine et assez claire.
P. : Le line-up est composé de 3 hommes cette année. Est-ce encore compliqué pour les hommes de parler de ce sujet ?
L.D. : Le nombre d’hommes fluctue en fonction des années. Je serai extrêmement fière le jour où il y aura autant d’hommes que de femmes. Au début, quand j’ai proposé à des garçons de participer à Corps à coeurs, ils me disaient assez spontanément : « Mais quel rapport ? » Et moi, je répondais : « Parce que t’as un corps. » En fait, ils captent très bien. Mais effectivement, ce n’est pas facile de parler de ces choses là quand on est un homme : ils n’osent pas se poser ces questions qui sont finalement le fait de descendre un peu plus en profondeur et potentiellement d’accéder à sa vulnérabilité et de la laisser sortir. Il y a une résistance, plus qu’une résistance même, je dirais qu’il y a une ignorance. J’ai interviewé plusieurs hommes dont certains prenaient conscience de problématiques pendant notre entretien. Ils s’autorisaient enfin à explorer ce qu’ils ressentaient. J’espère que Corps à coeurs aidera à faire bouger les choses.
P. : Charles de Vilmorin, créateur de mode, fait partie du panel de cette édition 2024. Quel regard portez-vous sur le milieu de la mode, au centre de ces débats sur l’inclusivité des corps ?
L. : C’est vrai que c’est encore dur. Mais, j’ai été agréablement surprise par le défilé Homme de Louis Gabriel Nouchi, pendant lequel il a aussi dévoilé aussi de la femme. Ce genre de défilé me fait vraiment du bien même si on est encore loin du but. La mode reste un milieu hyper sectaire où les choses avancent petit à petit. C’est un peu comme le féminisme. Ça avance à tâtons, mais ça avance. Je suis contente de voir les choses évoluer tout en restant frustrée par la lenteur que prennent ces changements nécessaires.
P. : Quelle(s) qualité(s) admirez-vous l’une chez l’autre ?
L.D. : Je suis très admirative de la force de Louane. Sa capacité à être pleinement ce qu’elle est à l’instant T. Elle dit ce qu’elle pense, c’est clair, c’est pertinent, c’est impactant et captivant. Je trouve qu’elle est une personne captivante dans sa profondeur et sa spontanéité.
L. : C’est trop. [Rires] Moi, je trouve que Laurie est hyper forte dans sa capacité à porter les gens, à les mettre en lumière. Elle a une grande capacité d’écoute et n’a jamais peur de porter les autres et de se mettre en avant pour porter les choses qui lui tiennent à cœur. C’est impressionnant d’être aussi à l’aise quand on connaît son parcours. Quand elle veut quelque chose, peu importe la difficulté de l’objet de son désir, elle y va à fond, peu importe ce que les gens pensent. C’est hyper impressionnant.
P. : Quel petit conseils pourriez-vous donner à celleux qui sont dans ce parcours d’acceptation de soi ?
L.D. : D’aller chercher du côté de son désir, de la façon dont on s’accepte. Qu’est ce qu’on refoulerait et qu’on ignorerait potentiellement ? C’est donc se poser des questions. C’est extrêmement vaste et flou, donc pas très simple à gérer comme conseil. Mais, je pense que c’est là-dedans où résident les clés.
L. : Si ça ne va pas, il faut consulter. Honnêtement, je pense que c’est ce qui m’a le plus aidé dans la vie. Ce n’est pas un gros mot d’aller voir un psy, au contraire. D’ailleurs, j’ai une psy et elle est géniale !
P. : Merci à vous.
Entretien mené par PK Douglas