C.R.E.O.L.E., le label antillais qui célèbre l’émancipation des consciences
Fort d’un vestiaire mixte et sexy, C.R.E.O.L.E. questionne les carcans genrés traditionnels et redéfinit les contours d’une mode inclusive, inventive et personnelle.
Designer, DJ, organisateur de soirées et model scout, Vincent Frédéric Colombo mêle souvenirs d’enfance et masculinité libérée pour penser un vestiaire non genré à l’esthétique creative, colorée et joviale. Présentée au Palais de Tokyo à l’occasion de la Fashion Week Homme de Paris printemps-été 2024, sa dernière collection C.R.E.O.L.E. SS24 s’inspire de Coco la Fleur, personnage mythique du cinéma antillais, rendant ainsi hommage à sa culture encore peu représentée dans l’univers de la mode. Rencontre avec cet artiste à l’univers nostalgique et avant-gardiste.
PAUL·E : Que signifie le fait d’être inscrit au calendrier officiel de la Fashion Week de Paris pour C.R.E.O.L.E. ?
Vincent Frédéric Colombo : Intégrer le calendrier de la Fashion Week de Paris permet d’être beaucoup plus visible auprès d’acheteur·ses ainsi qu’auprès de la presse. Cette opportunité me permet d’avoir accès à un public beaucoup plus large que mon réseau de communauté. Les acheteur·ses me voient comme une marque qui commence à s’inscrire dans le système et qu’elles aimeraient pourquoi pas soutenir.
P. : Comment le vestiaire C.R.E.O.L.E. SS24 a-t-il évolué depuis ta première collection ?
V.F.C. : Il s’inscrit dans la continuité des bases que j’ai posées dans les premières collections. J’essaye de l’aboutir davantage en ayant un peu plus de pièces structurées : il y a plus de vestes, de chemises, de pantalons, du tailoring. Je commence à me développer afin de montrer que je ne propose pas uniquement des petites pièces, mais aussi des créations qui peuvent s’inscrire dans une vraie viabilité commerciale, tout en proposant une réflexion sur ces identités créoles. Ces identités qui sont assez peu connues en Hexagone et qui sont peu développées également dans les outre-mer, spécifiquement sur le marché de l’habillement masculin. Donc, il s’agit d’un pas supplémentaire pour approfondir le propos du vestiaire C.R.E.O.L.E..
P. : Peux-tu nous en dire davantage sur le thème de cette 3ème collection C.R.E.O.L.E. SS24 ?
V.F.C : Cette collection est un hommage au film « Coco la Fleur, candidat », sorti en 1979. Premier film antillais de l’histoire, il fut réalisé par le guadeloupéen Christian Lara. Cette réalisation cinématographique marque un tournant dans l’histoire du cinéma pour les outre-mer. Je voulais également rendre hommage à ce film qui est assez peu connu, en revisitant l’idée du vestiaire du personnage principal qui a ce surnom de Coco la Fleur. Lorsqu’on l’entend, on se dit qu’il y aura forcément de l’exotisme dans ce film. Mais en le visionnant, on se rend compte qu’il y a beaucoup plus de profondeur à ce Coco la Fleur. J’ai aussi voulu jouer avec certains codes en travaillant une collection de bijoux qui reprend la forme de l’hibiscus qu’il porte très souvent dans le film. Je me suis davantage amusé en mélangeant workwear et vestiaire corporate très formel. J’y ai ajouté ma sensibilité pour proposer le Coco la Fleur d’aujourd’hui.
P. : Comment C.R.E.O.L.E. fait-il évoluer la perception du vestiaire masculin et non genré ?
V.F.C. : Je pense que ma marque fait écho à mon parcours personnel. Ayant grandi aux Antilles, je me faisais beaucoup critiquer pour mon style vestimentaire qui ne paraissait pas assez local. Quand j’ai déménagé en France hexagonale, mon apparence était à la fois exotique et avant-gardiste. Je trouve que la fluidité qui peut y avoir dans l’expression de soi est importante. Ça m’évoque toutes les personnes que j’ai pu rencontrer dans ma vie, aussi bien dans ma jeunesse que dans ma vie d’adulte. Je trouve que c’est important de pouvoir proposer un vestiaire qui se veut unisexe, même si je travaille beaucoup plus les vêtements destinés à l’homme qu’à la femme. Je trouve que c’est intéressant de jongler entre ces 2 vestiaires.
P. : Comment traduis-tu cette culture créole à travers tes vêtements ?
V.F.C. : À travers cette collection, j’ai exploré la notion de coupes oversize, mais structurées. Il existe, chez certains hommes aux Antilles, ce parti pris de porter des costumes trop grands. Ce qui m’a toujours interpellé, mais aussi inspiré car ça apporte un certain style. Cette saison, nous avons utilisé des techniques un peu plus délicates. Je me suis intéressé au tissage de perles qui rappelle les bracelets que je confectionnais dans ma jeunesse. Ici, ils deviennent carrément un plastron ou un débardeur avec un dégradé de couleurs qui reprend des nuances de rouge, de jaune, et de vert, avec une déclinaison de 9 couleurs qui tend presque vers un drapeau arc-en-ciel, tout en ayant ce côté rastafari. C’est un élément que j’aime retravailler dans chacune de mes collections. Les caleçons sont aussi assez présents dans le vestiaire masculin. Quand j’étais adolescent, je voyais souvent des jeunes hommes qui portaient soit des boxers, soit des caleçons avec le short porté très bas. Maintenant, je m’amuse à créer quelque chose qui donne l’idée d’un slip dans un caleçon. Je trouve ça assez drôle de mélanger les deux. Sinon, la transparence, l’amplitude des coupes, les coupes un peu plus ajustées et ce côté un peu « tonton sportif » font partie intégrante de ma collection. J’ai l’impression que ça ressemble à de nombreux profils que j’ai pu croiser dans ma vie. Je trouve ça ludique d’en faire un hommage et de l’intégrer dans l’ADN de mes collections ainsi que de ma marque. Côté accessoires, l’esthétique des bijoux antillais est présente avec les chaînes, les chevalières, les boucles d’oreilles dont le C devient cette nouvelle créole.
P. : Comment penses-tu que ta marque serait accueillie en Guadeloupe, si demain tu y défilais ?
V.F.C. : C’est l’un de mes objectifs. Je pense qu’il y aurait une sorte de soulagement. Je pense que les hommes se sentiraient considérés et heureux que l’on travaille enfin autour d’eux. Je pense que mes vêtements peuvent parler à des générations totalement différentes, ainsi qu’à plein d’artistes. Je crois qu’on est vraiment dans une logique d’émancipation que je nomme déjà dans la marque, « Conscience Relative à l’Émancipation Outrepassant les Entraves ». L’objectif est de rompre avec les carcans et les normes, en proposant un autre niveau de lecture. Je suis d’avis que ça ferait du bien à beaucoup d’hommes de voir que la mode masculine peut être travaillée sans pour autant être stigmatisée.
P. : Comment as-tu pensé la présentation de ta collection SS24 au Palais de Tokyo ?
V.F.C. : L’idée était de reprendre plusieurs scènes du film Coco la Fleur. Le premier meeting de Coco se déroule dans un pitt à coq. Je trouvais assez drôle de reprendre l’allégorie du combat de coqs pour évoquer la politique. J’ai aussi souhaité faire participer des chanteurs car je trouve que les artistes prônent aussi une forme d’idéal de vie quand ils chantent. C’est comme un programme politique. Dans une autre scène, on voit des personnages jouer aux cartes devant une boutique. C’est quelque chose que je souhaitais retrouver : ce côté authentique qui rappelle des moments conviviaux où on refait le monde autour de parties de domino ou de parties de cartes. J’ai même fait venir sur le set la table de la salle à manger de mon grand-père que j’ai sortie de la cave.
P. : Quel est ton point de vue sur ces questions d’appropriation culturelle, avec une marque aussi ancrée culturellement que la tienne ?
V.F.C. : Je peux comprendre que le mot « créole » ait une signification qui soit tellement forte qu’on ne peut pas tous·tes se sentir capables de l’arborer. C’est pourquoi je travaille davantage les imprimés et moins la présence du mot en lui-même. Mais, la signification que je donne au mot « créole » est beaucoup plus ouverte : une fois que ça devient un sigle, ça devient un outil de ralliement et un outil pour devenir l’allié·e d’une culture qui manque de visibilité, qui manque d’incarnation contemporaine. Certes, on ne manque pas de représentant·es qui brillent par leur excellence. Mais, dans la mode, cette représentation n’existait pas réellement, ou du moins très peu.
P. : Le milieu de la mode est-il réceptif aux cultures créoles ?
V.F.C. : Lorsqu’on regarde le paysage actuel, il y a Botter, Bianca Sanders, et Grace Wales Bonner, qui sont principalement des exemples néerlandais et anglo-saxons. Il existe très peu, voire pas du tout, d’exemples de personnes ultramarines francophones. Je pense que mon label apporte une nouvelle lecture, aussi bien pour ces cultures, que pour des histoires qui peuvent être similaires avec certains points de différence. Dans la mode, les marques sont représentées par le nom du designer ou du créateur·rice. Moi, je me positionne par rapport à la culture que je défends. C’est aussi un positionnement qui est différent, et qui est plutôt inédit. Je pense que ma marque a quelque chose d’assez similaire à Casablanca, dont le nom évoque une ville et une culture. C.R.E.O.L.E. parle d’une culture plurielle parce qu’elle existe dans des formes différentes à travers le monde.
P. : Quels sont tes projets à venir ?
V.F.C. : Valider des commandes, trouver des investisseur•ses et préparer la prochaine collection. Je pense également faire une petite pause pour retourner en Guadeloupe et rendre visite à mes parents. Désormais, j’ai un bureau de presse. Ça change beaucoup de choses par rapport aux deux premières saisons. Je souhaite à long termes pérenniser ma marque, m’installer dans le paysage et me structurer en tant que société.
P. : Merci Vincent Frédéric Colombo !
Article de Pascal K Douglas