La contemplation de Ceval Omar, mannequin noire, trans et plus-size qui révolutionne la mode
Ceval Omar s’apprête à entrer dans un nouveau chapitre de sa vie, celui de la libération. Pour PAUL·E, la mannequin somalo-norvégienne revient sur la façon dont elle est arrivée là où elle est aujourd'hui.
Il est rare que Ceval Omar ait un moment de répit. Un jour, elle a une séance photo pour la couverture de Vogue, le lendemain elle s’envole pour Los Angeles à la demande de Beyoncé. La modèle plus-size, trans et noire de 30 ans qui fait tomber les barrières de l’industrie de la mode les unes après les autres est bien plus qu’un joli minois. Ceval est désormais prête à embrasser le rôle pour lequel elle a toujours été destinée.
Louis Pisano : Nous sommes dans un moment où les marques sont très attentives et conscientes sur les sujets d’inclusivité au point où certain·es craignent le woke-washing, c’est-à-dire le manque d’authenticité. En tant que modèle trans noire, plus-size, quel est ton sentiment face à ces marques qui te sollicitent alors qu’historiquement elles n’ont jamais inclus de personnes comme toi auparavant ?
Ceval Omar : Je veux que les marques m’utilisent parce qu’elles reconnaissent tout d’un coup ma valeur, la valeur des gens comme moi, et assument le changement dans les choix qu’elles font. Ça dépasse le fait de pouvoir se faire de l’argent avec un type de profil de manière inauthentique parce qu’en vérité elles choisissent des personnes qui ont tout donné, voire tout perdu, pour
vivre de manière authentique à ce qu’iels sont vraiment et qui se présentent au monde dans leur vérité, leur corps, leur identité, leur race et tout le reste. Je veux donc que les gens reconnaissent qu’on nous voit, qu’on nous choisit consciemment parce que le monde n’est pas seulement composé des personnes qu’ont avaient l’habitude de voir. C’est un monde plus large. Nous voulons accueillir ce monde et nous voulons prendre soin de ce monde pour que nos combats soient vos combats. Nous ne voulons pas que quelque chose nous arrive et que personne ne vienne à notre aide. Nous voulons que le monde se soulève, nous voulons que vous soyez là, nous voulons que vous vous battiez pour nous et nous voulons que vous nous utilisiez.
L.P. : Ressens-tu une certaine pression en tant que symbole d’une nouvelle ère dans le milieu de la mode et de l’activisme ?
CO : J’ai beaucoup lutté contre ça au début parce que, pour être honnête, je ne me voyais pas dans ce rôle. Peut-être que je ne pensais pas que j’étais assez qualifiée ou assez importante pour assumer quelque chose comme ça. C’était assez écrasant. Je n’avais pas de feuille de route, je n’avais rien. On m’a juste dit, voici le relai, vas-y ! Je n’ai pas eu de coup de pouce, de règles
à suivre ou quoi que ce soit. J’ai tout improvisé au fur et à mesure. Mais je crois désormais que je peux le faire. En tout cas, je pense pouvoir faire de mon mieux, à la hauteur de mes capacités et bien au-delà. Je n’ai plus le choix.
L.P. : À un moment donné, tu m’avais dit que les Nations Unies te voulaient comme ambassadrice et que tu étais inquiète à l’idée de te retrouver sous le feu des projecteurs. Est-ce que ta position sur le sujet et la façon dont tu souhaites évoluer dans ces espaces-là ont changé ?
C.O. : J’avais très peur au début parce que, pour une raison que j’ignore, je suis devenue le porte-étendard de personnes complètement différentes. C’est génial, mais aussi complètement anxiogène et écrasant. Quand on m’a fait cette proposition et que j’ai en quelque sorte dit non après réflexion, c’était parce que je n’étais pas prête et je ne me sentais pas capable d’endosser pleinement cette responsabilité à la hauteur de l’enjeu. Mais j’ai l’impression d’être beaucoup plus prête maintenant et j’ai l’impression d’être dans un bien meilleur état d’esprit désormais. Tant de choses se sont confirmées cette année et tout cela m’a apporté une grande sérénité.
L.P. : Je pense que nous avons un parcours similaire dans la façon dont nous n’avons pas demandé à être des personnalités publiques. Nous sommes simplement nous-mêmes, ce qui, je suppose, a été une source d’inspiration pour d’autres personnes. Et évidemment, des marques ont trouvé un moyen d’en faire un message marketing. Est-ce difficile pour toi d’être devenue une personnalité publique ?
C.O. : Absolument. Bien que que je sois moi-même et que je suis choisie par ces marques pour ce que je suis, j’ai souvent eu le sentiment que je devais être « quelqu’un » d’autre pour être choisie. Ce qui est, encore une fois, une notion ridicule. Heureusement, j’ai fait un travail sur moi pour comprendre que je mérite d’être choisie et que j’ai de la valeur. Par conséquent, je serai choisie. Il existe tellement de versions de nous-mêmes. Tant que nous recevons de l’aide, je pense que nous sommes capables de faire toutes ces choses, même si au début nous ne pensions pas pouvoir les faire. Il y a bien une raison pour laquelle nous avons influencé la culture comme nous l’avons fait avec le peu de moyens que nous avions à notre disposition.
L.P. : Étant une femme trans très visible dans la communauté trans, il y a cette pression de faire illusion et de véhiculer cette version hyper idéalisée de la beauté. En même temps, tu challenges les standards de beauté de l’industrie de la mode. Comment gères-tu ce statut de pionnière au sein d’industries aussi traditionnelles que la mode et la beauté, tout en te sentant à l’aise dans ta peau et dans ta propre communauté ?
C.O. : Au début, j’ai été très surprise parce que je n’ai pas grandi avec ses carcans. Donc, j’ai instinctivement et distinctement choisi moi-même ma version de la féminité. Quand je suis arrivée à Paris, je fus vraiment confuse de voir, tout d’un coup, autant de mes sœurs et autant de versions de nous différentes à des endroits stratégiques et visibles qui s’efforçaient d’être cette chose qu’on nous a interdite toute notre vie et qui assimilaient ces normes de beauté sans chérir leur propre beauté naturelle, qui est déjà incroyable en soi. Donc, c’était très dur et je suis tombée dans le piège. J’ai essayé d’être quelqu’un que je ne suis pas et d’atteindre un certain standard de beauté. Mais c’est fini parce que je suis belle comme je suis. Toi aussi, tu es beau comme tu es. Nous devons juste nous aimer, ignorer les critiques et les assignations liées aux critères de beauté, qui n’ont jamais été faites pour nous. Quand tu fais le choix de ta féminité et de ton identité, tu n’as pas besoin de souscrire à des carcans qui n’ont jamais été pensés pour ton être, ta vérité et ton humanité.
« Quand je fus la première femme trans à shooter une campagne YSL Beauty, j’ai senti qu’il y avait quelque chose de spécial dans l’air. L’équipe l’a également ressenti. »
L.P. : À quoi ressemble la vie en Norvège ?
C.O. : Grandir en Norvège fut assez difficile parce que c’est un pays majoritairement blanc et je me suis constamment posé la question de ma différence. Tous les gens autour de moi me montraient clairement que j’étais différente. Parfois iels étaient très gentil·les, et parfois iels n’étaient pas si gentil·les. Mais j’ai eu une expérience merveilleuse en grandissant en Norvège quand j’étais enfant. Je pense que c’est un endroit incroyable. Les choses ont changé pour le pire à l’adolescence et à l’âge adulte.
L.P. : Après avoir connu autant de succès à un si jeune âge, quel regard portes-tu sur ce moment que tu vis actuellement ?
C.O. : Je sens venir une deuxième métamorphose. Je ressens un nouveau changement dans mon esprit, et je sens qu’un nouveau changement arrive. Pendant longtemps, pour moi, vivre c’était travailler, puis faire la fête, avec tous les excès que ça implique. J’ai l’impression de ne pas avoir nourri d’autres parties de moi que je voudrais nourrir maintenant dans ma vie, comme les amitiés, la famille, l’amour : m’explorer, explorer les choses que je veux vraiment faire et pas seulement être une modèle et une fêtarde. Je souhaite être une personne à part entière.
L.P. : Quel est le moment le plus marquant de ta carrière ?
C.O. : La façon dont, sans le savoir, j’ai fait de la place pour moi et ouvert des portes pour tant d’autres personnes après moi. Jamais de ma vie je n’aurais imaginé être la première à quoi que ce soit ou la pionnière dans autant de domaines. C’est assez inquiétant, honnêtement, qu’en 2023 je sois la pionnière de quoi que ce soit. En ce qui concerne les moments déterminants, il y en a un dont je ne peux pas parler parce que l’embargo s’étend jusqu’à l’année prochaine. Mais, quand je fus la première femme trans à shooter une campagne YSL Beauty, j’ai senti qu’il y avait quelque chose de spécial dans l’air. L’équipe l’a également ressenti. Pendant cette expérience, je ne me suis pas forcément sentie au top. Mais par la suite, je me suis sentie absolument incroyable comme je suis. Il y a aussi eu la campagne Charlotte Tilbury. Ce fut une campagne mondiale qui a voyagé dans des pays comme la Russie et l’Arabie Saoudite, où les femmes trans et les personnes queer ne sont pas mises en avant. Pourtant, iels célébraient cette campagne. Je me souviens avoir regardé la soirée de lancement de la campagne au centre commercial Mall of Arabia et d’avoir été complètement abasourdie de voir que dans ces pays où mon existence est illégale, où mon être est illégal, iels étaient, sans le savoir ou en connaissance de cause, en train de me célébrer.
L.P. : En tant que personne qui a une carrière intrinsèquement politique comme l’est ton identité à l’époque où nous vivons, penses-tu que la mode l’est aussi ?
C.O. : Je pense que la mode est politique dans une certaine mesure parce que la mode est un art et que l’art est le reflet de la vie et de tout ce qui nous entoure. Donc, oui, c’est politique car, lorsque vous réfléchissez à tout ce qui nous entoure, la politique est aussi autour de nous. Je pense que la mode devrait l’être, mais d’une manière beaucoup plus authentique, d’une manière beaucoup plus globale.
Article de Louis Pisano