GLORIA KABE, TRAIT D’UNION

C’est l’un des visages de l’afro-véganisme en France. Ancienne hôtesse de l’air, la cheffe Gloria Kabe propose une cuisine des diasporas africaines.

©NJERI NJUGUNA
©NJERI NJUGUNA

Élaboration de cartes de restaurants, organisation de dîners privés et service de conseils : la devise « Amour, gloire et Kabe » figurant avec humour sur le site Internet de Gloria Kabe ne peut être plus appropriée. Mais sous ces activités professionnelles citadines, il y a comme une matière organique, une brûlante et épaisse conviction qui emprunte à la nature et à la filiation biologique : l’alimentation de demain doit être plus respectueuse du vivant, et sur cette question, le continent africain a deux ou trois choses à dire.

 

Commençons par poser les bases : qu’est-ce que la cuisine afro-végane ?

La façon la plus simple d’en parler, c’est de dire qu’il s’agit d’un courant représentant les cuisines africaines dans toute leur diversité, mais de manière végétale. Soit en proposant des plats traditionnels du continent africain en version végane, soit avec des ingrédients qui vont servir à élaborer une cuisine moderne et consciente. Par exemple, utiliser le gombo dans la pâtisserie pour remplacer l’œuf, décliner le manioc en autant de façons que la pomme de terre, mais aussi en semoule et en farine pour pancakes… Sans oublier les bananes plantain, les haricots rouges, noirs, cornille… Il y a tellement d’ingrédients !

 

Ces dernières années, la cuisine végétale a fait son chemin : on trouve de plus en plus de cafés végans dans les grandes villes, les grandes surfaces s’y mettent aussi. La cuisine afro-végane, elle, arrive enfin dans nos imaginaires…

Oui, et il était temps ! Globalement, le fait de voyager m’a ouverte à plein de choses, notamment en matière de spécialités inventées par les diasporas africaines dans le monde. Par exemple, au Brésil, j’ai découvert l’acarajé, un beignet de purée de haricots cornille qui est né en Afrique de l’Ouest avant d’arriver à Salvador de Bahia. À travers cette spécialité, c’est l’histoire des esclaves qu’on peut lire. Après avoir supprimé la viande de mon alimentation lorsque je vivais au Brésil, je suis allée au Royaume-Uni où j’ai observé une avance de dix ou quinze ans sur la question du véganisme. Déjà parce qu’on ne parle pas juste d’une cuisine végane, mais « des » cuisines véganes, au pluriel. Ça m’a donné envie à moi aussi de faire le pont entre le continent africain et le véganisme. En revenant à Paris, j’ai constaté le manque d’offre sur cette thématique-là, alors j’ai cherché à organiser des événements pour sensibiliser les gens à cette question.

 

Tu as été en quelque sorte une ambassadrice de l’afro-véganisme, une de ces personnes qui ont œuvré à visibiliser l’existence de cette cuisine.

À l’époque, ça intéressait encore assez peu. Beaucoup de gens associent les cuisines africaines à une cuisine carnivore et pensent qu’il y a forcément de la viande dans tous les plats. Cette croyance est en train de changer, mais elle reste tout de même solidement ancrée dans l’imaginaire collectif. Pourtant, de nombreux ingrédients végétaliens sont à la base des cuisines africaines. Historiquement, on se nourrissait surtout de graines et de céréales — deux types d’aliments souvent associés, car facilement récoltables. Ensuite, on ajoutait des feuilles, des racines, des légumes pour accommoder une sauce. Beaucoup de ces ingrédients sont des superaliments qui ont été très utiles en période de famine et de sécheresse. La viande et le poisson ne s’ajoutaient à ça que lorsque la chasse et la pêche étaient bonnes… Traditionnellement, les protéines animales n’étaient donc pas systématiques. Mais la colonisation et l’arrivée de la modernité ont fini par rendre la viande et le poisson essentiels.

 

© NJERI NJUGUNA
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Il y a un vrai enjeu à raconter ce pan de l’histoire alimentaire. Parce que dans les esprits, le véganisme semble être une affaire occidentale, ou une tendance moderne née dans les grandes métropoles.

Oui, je pense que c’est largement une question d’éducation. Je me souviens qu’enfant, l’horizon présenté dans la société, c’était celui du futur et du progrès : les micro-ondes, la cuisine moléculaire… On ne parlait pas encore d’alimentation saine ni même du slogan « 5 fruits et légumes par jour ». Puis le discours médiatique a changé. On s’est aperçus que la nourriture industrielle et la malbouffe en général nuisaient énormément à notre organisme. C’est là qu’on a commencé à s’intéresser aux circuits courts et à une alimentation respectueuse de la santé comme de l’environnement. Le véganisme rejoint ces enjeux actuels, mais il n’est pas une création moderne pour autant. C’est ce qu’on comprend quand on veut s’intéresser à l’afro-véganisme.

 

Alors justement : comment ont réagi les gens.tes que tu as croisés sur ton chemin, lorsque tu as commencé à parler d’afro-véganisme ?

Ça n’a pas toujours été évident. D’abord, j’ai présenté cette cuisine aux gens.tes de la communauté végane, déjà sensible à l’alimentation non carnée. Mais quand il a fallu expliquer à certaines communautés noires, j’ai parfois rencontré une réticence. Beaucoup ignorent que les cuisines africaines étaient originellement sans viande. Souvent, quand on pense aux plats africains, on voit l’abondance, la générosité, la gourmandise, et la viande comme élément principal de ces mets. On m’a déjà rétorqué : « Ils ont l’air bons tes accompagnements, mais où est la viande ? ». Heureusement, ce rejet ne dure jamais longtemps. Il suffit de se laisser porter et de goûter pour comprendre qu’on ne ressent pas le manque de viande. Les ingrédients tous ensemble apportent un équilibre, dans les textures et les saveurs.

 

Tu as donc le sentiment de pouvoir leur prouver que la viande ne devrait pas être systématique…

Oui, j’arrive à montrer que la gourmandise n’est pas sacrifiée. Mais au quotidien, on devrait se renseigner encore plus sur ce que l’on ingurgite. Après tout, il s’agit de réfléchir à ce que l’on met dans nos corps. Quand je vois l’esprit de rébellion chez les jeunes d’aujourd’hui et leur capacité à questionner beaucoup de choses, j’ai bon espoir que les choses changent. C’est un peu plus difficile pour les anciennes générations, qui ont parfois du mal à abandonner leurs vieilles habitudes. Enfin, les choses vont quand même dans le bon sens et ont beaucoup changé ces dernières années. Il y a plein de signaux positifs.

 

Comme lesquels ?

Prenons une ville comme Paris. Il y a quelques années, manger végan nécessitait toute une organisation. Et souvent, ça revenait surtout à se voir servir une assiette d’aubergines ou des pâtes aux légumes. Aujourd’hui, il y a plus de choix et une véritable créativité. On parle même de « quartier végan », autour de la rue de Paradis ! Je trouve que cette évolution appelle globalement à l’optimisme. Je constate aussi une mutation dans l’offre des restaurants : ils sont de plus en plus nombreux à faire appel à moi pour que je végétalise leurs cartes.

Certains corps de métiers liés à l’urbanisme végétalisent des quartiers… Toi, tu végétalises des menus !

C’est tout à fait ça! L’enjeu, c’est aussi de démystifier l’approche. J’essaye d’expliquer aux restaurateur.rice.s que, même sans tout végétaliser, il y a un intérêt à proposer quelques plats, quelques déclinaisons véganes afin de contenter la communauté végane, mais aussi inciter les autres à essayer. J’adore ce genre de mission, car c’est à chaque fois l’occasion de montrer aux chef.fe.s que la cuisine végane, c’est aussi des techniques simples et abordables, des ingrédients qui changent et qui ont aussi l’avantage d’être moins onéreux. D’un point de vue économique, il y a un vrai avantage à abandonner la viande. Quand j’ai commencé ce métier, il y avait encore très peu de formation à la cuisine végétale. Mais c’est en train de changer et cette émulation permet de montrer qu’une cuisine végétale peut rester généreuse et pleine de texture.

 

L’arrivée de l’afro-véganisme dans ta vie a-t-elle apporté autre chose encore qu’un renouveau culinaire? Par exemple, dans ton rapport à la famille ?

Au début, ma mère était dubitative. Elle a un peu vécu mon abandon de la viande comme une rupture avec les traditions culinaires de la famille. Puis elle a compris qu’au contraire, je faisais le chemin inverse : j’étais en train de revenir aux sources des plats traditionnels africains, je cherchais à me connecter plus fort encore à nos origines ! Et surtout, c’est d’elle que je tire mes connaissances culinaires. Ce sont ses plats que j’essaye de proposer sous une version végétale. Aujourd’hui, elle vieillit et cherche à faire plus attention à sa santé. Alors c’est elle qui fait un pas vers moi et me demande désormais des conseils.

 

Est-ce que la curieuse période que l’on est en train de vivre, avec cette année sous le sceau du Covid-19 et des confinements, change quelque chose à l’afro-véganisme ?

Très clairement, la crise sanitaire a poussé un grand nombre d’entre nous à réfléchir à son alimentation. On s’est retrouvé.e.s seul.e.s dans nos cuisines, avec en tête l’objectif de prendre soin de soi, autant que possible, en ces temps incertains. La cuisine a permis cette reprise de contrôle sur notre santé physique et mentale. Dans les communautés noires, il y a eu un éveil des consciences chez beaucoup de personnes. Aux États-Unis notamment, où certain.e.s ont été particulièrement touché.e.s par la crise et la malbouffe, il y a eu une vive critique des aliments industriels. Dans ce contexte, je vais continuer à végétaliser des cartes, mais aussi à m’investir auprès des plus jeunes, en intervenant dans des écoles pour éduquer les enfants au goût. Il n’y a rien qui me rend plus heureuse que de voir dans leurs yeux la surprise face à de nouveaux ingrédients et de nouvelles façons de faire. Manger moins de viande et s’ouvrir à d’autres cultures : c’est un rendez-vous avec les enjeux de l’époque que l’afro-véganisme ne peut pas manquer !

 

À retrouver sur @glory_kabe ou glorykabe.com.

 

Article du numéro 49 « LIBERTÉ » par Émilie Laystary 

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