Sofiane Pamart : un artiste pas si classique
J’ai rencontré Sofiane Pamart dans un café place Rio de Janeiro à Paris. Ce pianiste et grand voyageur, qui a composé son album Letter dans six pays d’Asie différents, a justifié le choix de ce lieu : « Je ne mange que dans des restaurants qui renvoient au voyage ». Est-il sérieux ? « Je rigole, je rigole ! », finit-il par répéter face à mes yeux écarquillés. Un trait d’humour marque le début de l’interview et donne de la rondeur à cette matinée ensoleillée : c’est parfait.
J.M. Sofiane, peux-tu nous décrire ta musique ?
S.P. Je cherche à faire une musique qui accompagne des moments de vie — le réveil, ou ce moment de la nuit où on est seul·e. À en croire les retours qu’on me fait, on a tendance à écouter ma musique lorsqu’on est en train de créer : peindre, dessiner, écrire. Je sais aussi que des enfants grandissent avec elle (Sofiane a commencé sa carrière en 2019, ndlr), iels commencent à venir à mes concerts. J’ai l’impression que ma musique vient accompagner la vie, les émotions simples et profondes.
J.M. Est-ce que ça ne serait pas favorisé par le fait que ta musique soit sans paroles, qu’on soit seul·e avec ton piano ?
S.P. C’est ça. Mon ambition, c’est de laisser de la place à chacun·e pour qu’iel y mette ses propres pensées, ses sentiments, ses réflexions.
J.M. Beaucoup de médias ont défini ta musique comme de la musique classique. Qu’est-ce que tu en penses ?
S.P. J’en suis trop heureux. Je veux qu’elle en soit. Sans rentrer dans les détails, je ne fais aucune concession de complexité dans ma musique, mais j’ai envie qu’elle soit très populaire. De toute façon, la musique classique était une musique populaire à la base ! J’ai envie qu’elle le redevienne.
J.M. Exactement. Il est nécessaire de revoir le terme « classique » qui, dans l’imaginaire collectif, fait référence à la musique savante. C’est en plus un point de vue hyper occidental : nos classiques ne sont pas les musiques classiques du monde. N’est-il pas temps de placer le curseur ailleurs, de décoloniser cet art, de le dépoussiérer ?
S.P. C’est vrai. Et il est temps que la musique classique soit plus accessible. J’aime l’idée que des personnes aillent chercher mon disque dans le bac dédié à la musique classique, alors qu’elles ont l’impression que ce bac ne leur est pas réservé. Il y a quelque temps, j’ai joué pour la première fois avec un orchestre, c’était un honneur : quatre-vingts musicien·nes qui accompagnaient mes morceaux ! Pour la plupart des personnes dans le public, c’était la première fois qu’elles venaient à l’opéra. C’est génial. Souvent, les gens me disent qu’ils ne se seraient pas imaginé aimer autant le piano ou assister à une heure et demie de concert de piano, et que ça leur procure autant d’émotions. J’adore.
J.M. Est-ce que tu empruntes des thèmes à des oeuvres issues du passé ?
S.P. J’emprunte surtout des styles de jeux : je vais prendre une manière de dessiner à la Debussy combinée à une manière de développer un thème à la Chopin, avec un peu d’accords à la Brahms. Et ça, je m’en rends compte a posteriori : ce trait-ci, j’ai dû l’apprendre en jouant cette œuvre-ci, ce trait-là, j’ai dû l’apprendre en jouant cette œuvre-là… J’ai accumulé tout un tas de connaissances, que j’ai oubliées, mais que je ressors naturellement au piano, sans me poser de questions. Je suis le résultat de toutes mes influences.
J.M. C’est bien heureux de désacraliser ces oeuvres, et de les intégrer à une musique plus moderne.
S.P. Les compositeurs faisaient de la musique de salon pour plaire, pour séduire. Mozart composait des opéras pour qu’après le premier entracte, le public aille consommer, dîner, favoriser l’économie. Je pense qu’il ne faut pas oublier le rôle qu’a la musique dans la vie – pas celle qu’on rend intellectuelle ou savante. Moi, j’ai surtout envie de rappeler que la musique, c’est la vie.
J.M. Quels sont tes classiques, à toi ?
S.P. Mon grand amour, c’est la musique de Chopin, Les Nocturnes, en particulier. J’aime la Sonate au clair de lune de Beethoven, le Requiem de Mozart. En musique classique, j’aime les tubes (Rires) ! Certaines œuvres sortent du lot, car elles gagnent le cœur : elles ont une mélodie, une manière d’enchanter. Je pense aussi aux Danses hongroises de Brahms, au Grand Tango de Piazzolla. Comme beaucoup de musiques actuelles, ces morceaux secouent de l’intérieur et réveillent les émotions.
J.M. Il paraît que pour toi, tout a commencé avec un jouet sur lequel tu pianotais…
S.P. Je n’avais pas de piano à la maison, mais un petit jouet sur lequel je reproduisais les mélodies que j’entendais dans les films, dans les dessins animés, à la radio. Très tôt, dès que j’entendais une mélodie, mon jeu était de la reproduire, par défi. C’est comme ça que mes parents ont eu l’idée de m’inscrire au Conservatoire, à 6 ans. Puis, même volonté de défi : remporter l’épreuve du premier cycle, puis du deuxième cycle, etc. Ce sont des étapes, comme lorsqu’on pratique un art martial.
J.M. Comment se sont déroulées tes études de musique ?
S.P. Très bien. J’étais hyper stimulé et c’était parfois très difficile. Mais j’aime la difficulté, elle m’oblige à trouver des solutions en moi. Le moment où je me surpasse, c’est celui que je préfère en termes de sensations. Je suis toujours en train de chercher des moments qui me mettent en situation de risque. Bien sûr, c’était parfois relou, mais ma mère arrivait à me cadrer, elle savait que j’avais un peu peur d’elle. Quand j’étais enfant, elle me faisait croire qu’elle était derrière la porte de ma classe de solfège et qu’elle allait intervenir. C’est devenu un peu marrant, ce jeu du chat et la souris. Même si je n’étais pas très régulier dans mon travail, j’étais toujours au rendez-vous quand il s’agissait de me surpasser. C’était plus fort que moi : il fallait que je me prouve des choses à moi-même !
J.M. Ça a un côté challengeant…
S.P. Que j’adore ! J’aime l’idée d’apprendre un grand art, difficile. Le problème, c’est quand on le rend élitiste. Et les institutions musicales brident beaucoup de tempéraments – plus scolaires, plus dociles, qui supportent moins le poids de la pression. Je trouve qu’on est inégaux·les par rapport à la résistance nécessaire face à ces institutions.
J.M. Est-ce que le fait de ne pas vouloir décevoir ta famille t’a permis de ne pas lâcher ?
S.P. Oui. À la maison, on a le sens du sacrifice. Des générations avant moi m’ont permis d’en arriver là. Mon grand-père, quand il est arrivé en France, a travaillé dans les mines. Un travail difficile : il y a laissé la vie. Les parents de ma mère parlent et lisent l’arabe, mais pas le français. C’est ma mère, l’aînée, qui a toujours tout traduit à la maison. Moi, c’est ce que j’ai fait à ma manière avec la musique : j’ai appris à lire des partitions avant d’apprendre à lire les mots – une faculté que j’ai apportée à la maison. C’est pour cette raison que je me sens autant lié à ma mère, parce que j’ai reproduit un schéma qu’elle avait tracé avant moi. Je me dois de ne pas décevoir ma famille, d’être à la hauteur de leur sacrifice.
J.M. Est-ce que c’est lourd à porter ?
S.P. C’est une pression, mais une pression positive ! J’ai envie de faire honneur à ma famille. Si je suis là où je suis aujourd’hui, ce n’est pas que grâce à ce que j’ai accompli en trente ans, c’est grâce à mes parents et à mes grands-parents. Des étapes bâties sur des efforts. Si je retrace mon projet, ça fait plus de quatre-vingts ans en tout qu’il se construit. C’est de cette manière que je réfléchis.
J.M. Quand tu entends des notes, qu’est-ce que tu vois défiler dans ta tête ?
S.P. La musique peut conter des émotions que les mots ne peuvent pas. Elle laisse plus de marge, tout comme la peinture. Ce que j’aime avec les notes, c’est qu’elles peuvent décrire précisément un sentiment. Ce n’est ni noir ni blanc ni d’une seule couleur, c’est bien plus nuancé. La nostalgie a plein de palettes ; on peut jouer cent morceaux sur cette sensation, tous seront différents. J’ai l’impression que les émotions se représentent sous forme de spectre ; certaines sont dans des zones plus chaudes, d’autres dans des zones plus froides. Parfois, il y a même des intempéries au sein des émotions, c’est comme ça que je le vois. Enfant, j’imaginais des aventures et le niveau supérieur était d’aller chercher l’émotion cachée. J’avais besoin d’une histoire pour contextualiser et la raconter correctement au piano. Aujourd’hui, j’arrive à me concentrer uniquement sur le sentiment. Oublier l’histoire pour être juste dans la musique.
J.M. Quelle est ta prochaine aventure musicale ? Est-ce que tu envisages un nouvel album ?
S.P. Je ne sais pas encore ce que je vais raconter sur le prochain album. J’ai des idées, des intuitions, mais je veux me laisser le temps de vivre ce que je suis en train de vivre, surtout avec les concerts. C’est bien de laisser maturer les choses, on l’oublie souvent. Je veux me nourrir du présent, je veux voir comment il me change à l’intérieur, et comment j’arrive à le transmettre dans ma musique. Mais sur ma route, je mets quand même des pianos partout ; dans la chambre d’hôtel, dans la loge, de manière à ce que dès que j’ai une idée, je puisse la capturer tout de suite.
L’album Letter de Sofiane Pamart est disponible ; il sera en concert à l’AccorHotels Arena le 17 novembre 2022