« Sadaka : mémoire des formes », l’exposition qui célèbre la jeunesse mahoraise
Comment se représenter soi-même avec authenticité et fierté quand tout autour de soi n'est qu'antagonisme ? C'est le défi relevé avec brio par les jeunes mahorais·es réuni·es dans le cadre de la résidence d'artiste composée de Marvin Bonheur, Kevin Dizami et Émile Kirsch, à l'initiative de Julia Daka. Le résultat de ce travail à plus de 200 mains prend vie dans une exposition photo, multimédia et mix média, intitulée "Sadaka : mémoire des formes".
Alors que les oeuvres, vidéos et objets co-créés à plus de 8000 km sur un bout d’archipel de l’océan indien sont encore visibles au 3537 à Paris, PAUL·E a eu l’opportunité de discuter avec Julia Daka, mannequin, designeuse, architecte et désormais curatrice et réalisatrice, pour qui la création de son association Sadaka (qui signifie « charité » en swahili, en arabe et en hébreu) est née d’un long cheminement intellectuel, spirituel et personnel. C’est souvent en aidant les autres, que l’on s’aide soi-même. Et comme l’a parfaitement souligné Michelle Obama, toutes les histoires comptent, les grandes comme les petites, mais surtout les nôtres. Alors racontons les ! Rencontre.
PAULE : L’association Sadaka, que tu as créée en 2020, expose aujourd’hui au 3537 le fruit de plusieurs semaines de résidence artistique sur l’île française de Mayotte, en collaboration avec le photographe Marvin Bonheur, le créatif Kevin Dizam et l’artiste Émile Kirsch. Quelle fut le sens de ta démarche et comment s’est-elle confrontée à la réalité une fois sur place ?
Julia Daka : Ce projet a commencé en tout début d’année 2022 quand j’ai demandé à Marvin Bonheur, Émile Kirsch et Kevin Dizami de m’accompagner à Mayotte, sur une île qu’ils ne connaissaient absolument pas, à l’autre bout du monde, afin de prendre part à une résidence artistique de 3 semaines. Ils ont heureusement accepté et on s’est retrouvé toustes ensemble dans une villa, entre créatif·ves, à se demander ce que l’on pouvait bien faire avec cette jeunesse locale qui a besoin qu’on les aide à faire entendre leur voix ailleurs, au dehors.
Si, en effet, nous étions parti·es avec l’idée de faire une résidence artistique, c’est bien sur place que le projet s’est peaufiné au moment de la rencontre avec tous ces jeunes. Iels nous ont aiguillé·es, amené·es chez elleux. Étant moi-même Mahoraise, née à Mayotte, j’avais aussi quelques repères. Ma mère vit là-bas. C’est ainsi que Marvin, Émile et Kevin ont pu s’imprégner de la culture locale en rencontrant mon entourage et rentrer dans cette sphère bantou et mahoraise en déambulant dans différents quartiers généralement inaccessibles aux personnes extérieures. Kawéni, par exemple, est le plus grand bidonville de France et n’est accessible que si tu connais quelqu’un sur place. Nous avons approché la boîte de production Ampire Production créée par un jeune de ce quartier qui s’appelle Mario. Il nous a amené·es dans tous les recoins de la ville. On a rencontré des gens vraiment trop sympa, qui au premier abord peuvent faire un peu peur; mais en vrai, pas du tout. Iels sont hyper curieux·ses. Iels adorent la photographie. Iels adorent raconter leur histoire et sont en demande d’expression personnelle.
P : Qu’est-ce qui t’a le plus marqué durant ces 3 semaines de résidence et d’échange avec ces jeunes mahorais·es ?
J. D. : Ce qui m’a le plus marqué ce sont les liens qui se sont tissés entre les jeunes de la Maison des adolescents et les artistes. Nous avons tout de suite décidé d’avoir une démarche ouverte et transparente en leur racontant notre quotidien, notre vie, notre parcours, surtout les aspects les plus problématiques. Moi, en tant que Mahoraise, femme noire et musulmane. Marvin, homme noir, de plus d’1 mètre 80 venant du 93. Kévin, homme métisse vivant en Suisse alors qu’il n’y a pas énormément de noir·es en Suisse. Et Emile qui vient du 20ème arrondissement à Paris, qui est le seul blanc, blond platine, aux yeux bleus et qui finit à Mayotte entouré d’enfants noir·es. En fait, ce qui m’a le plus touché dans tout ça, en dehors du fait qu’on leur a raconté notre histoire et elleux aussi nous ont raconté la leur, c’est que chaque enfant s’est rattaché à l’histoire d’un des artistes. L’un d’elleux, qui s’appelle Blessing, a même dit à Émile : « tu es mon premier ami blanc ». Et il a rajouté qu’à chaque fois qu’Émile parlait de son histoire, il avait l’impression que celui-ci s’adressait à lui et à lui seul comme s’ils avaient partagé la même vie alors qu’ils sont diamétralement opposés aussi bien de culture que d’environnement. Ça m’a vraiment touché de voir combien la créativité n’a pas de barrières.
P. : Pourquoi était-ce important, voire même vital, pour toi de raconter ces histoires-là ?
J. D. : C’est important pour moi parce qu’en créant Sadaka, en créant cette association tournée vers la jeunesse mahoraise, je raconte mon enfance. Je raconte mon enfance violente, mon enfance perdue, mon enfance de colère, mon enfance où je n’ai pas pu m’exprimer ou intégrer les lieux que je voulais intégrer, mon enfance sans personne pour me tendre la main. Donc, je me suis dit que si, aujourd’hui, j’ai pu m’émanciper de toute cette violence, m’émanciper de tous ces bagages — dont certains me suivent encore aujourd’hui, je veux tendre la main qu’on ne m’a pas tendue quand j’étais petite à ces jeunes-là. Moi, je le fais et je le fais maintenant. Il n’y a pas de raisons d’attendre plus longtemps. J’ai un réseau incroyable, j’ai des ami·es autour de moi qui ont un cœur aussi grand que le mien. Et je pense que c’est hyper important d’amener ces personnes-là, ces personnes qui m’entourent au quotidien et qui font de moi qui je suis, de les emmener aussi là d’où je viens pour qu’iels voient l’amplitude de ma personne.
P. : Selon toi qui fais un peu le va-et-vient entre la France dite hexagonale et le 101ème département français d’Outre-Mer qu’est Mayotte, de quoi la jeunesse mahoraise a-t-elle vraiment besoin pour s’émanciper de son quotidien et de sa réalité souvent chaotique ?
J. D. : Je pense que la jeunesse mahoraise aujourd’hui a besoin qu’on montre réellement ce qu’elle est, qu’on arrête de la dépeindre à travers la violence. La jeunesse mahoraise est faite d’artistes dans l’âme, de jeunes qui essaient de survivre, de jeunes qui ont besoin de soutien, de plus d’infrastructures intelligentes. Et pas de l’armée. Par infrastructures intelligentes, je veux dire de vrais stades de foot, de vrais terrains de basket, des écoles adaptées. Moi, je suis issue d’un bac pro. Les formations professionnelles aussi sont importantes quand elles sont adaptées et te dirigent vers un métier qui te correspond. Plus qu’une seule université aussi. Il n’y en a qu’une sur l’île. Je pense également qu’elle a besoin d’un regard tendre. En ce moment, c’est un cycle de violence sans fin, des deux côtés, où on se rend coups pour coups, dans les deux sens.
P. : Tu parles à juste titre de tendresse dans le regard. C’est précisément ce qui nous frappe en parcourant cette exposition. Pourquoi as-tu choisi ces 3 artistes, c’est à dire ces 3 regards particuliers ?
J. D. : J’ai choisi ces 3 artistes parce que d’une part ce sont mes amis. Comme je l’ai dit précédemment, je suis entourée de personnes qui ont un grand cœur et qui ont une créativité débordante. Marvin a un naturel inné pour documenter le quotidien de nos minorités, dans différents quartiers, au Portugal, en Martinique ou dans le 93 où il a grandi. Il a ce regard tendre sur notre communauté ultramarine. Kevin, lui, a un vrai regard sur l’objet, un regard bienveillant sur les objets du quotidien qu’on voit tous les jours mais auxquels on ne prête plus attention, ces objets qui finissent souvent abandonnés sur le bord de la route. Il a aussi ce regard tendre sur ça, avec une dimension un peu environnementale de récupération et de upcycling. Émile, je l’ai choisi parce que c’est de la poésie, c’est la poésie de l’âme qui parle. Je pense qu’Émile a compris que, pour l’enfance, penser en couleur c’est ce qui t’aide à t’ouvrir au reste du monde. Son travail a vraiment sublimé ce projet. Il n’y a aucun enfant qui n’a pas pensé en couleurs. Comme quoi, on ne broie pas forcément tout le temps du noir quand on vient d’une île où personne ne te regarde. On vit en couleurs constamment et ça se voit sur leurs portraits. Donc, c’est cette poésie du lien, de la connexion, du collectif que j’aime chez Emile.
P. : Quelle est la suite pour « Sadaka : mémoire des formes » ? Une itinérance ? Un 2ème volet ? D’autres projets en préparation ?
J. D. : On espère faire plusieurs foires d’art. En tout cas, on va travailler pour. C’est certain qu’on va retourner aussi faire une expo à Mayotte. On l’a déjà fait au tout début : ce fut la première exposition avant de faire celle-ci. Et on espère retourner avec plus de matière là-bas et plus de moyens. Je pense aussi qu’il y aura une prochaine résidence cette année avec cette même jeunesse sur l’île et avec 3 différent·es artistes qu’on est encore en train de curater. À suivre.
P. : Merci Julia !