COMMENT NETFLIX A REDÉFINI NOS RELATIONS SENTIMENTALES
La plateforme américaine aura-t-elle la peau de notre couple ? La suite au prochain épisode…
Dimanche soir, 20h50. Nos 36 sushis arriveront d’ici 8 minutes et le programme de la soirée nous tend les bras : plateau télé devant Netflix. J’allume l’écran, je lance l’appli et je sélectionne le 4ème épisode de la saison 4 de Black Mirror. “Tadam”. Le son familier qui annonce une production du géant du streaming légal me donnerait presque des frissons de contentement. Mon mec, lui, se concentre sur la répartition égalitaire de wasabi au sommet des makis saumons-avocats. Chacun son taf.
Ça fait à peu près un an qu’on est ensemble et ce petit rituel sacré, qui ferait clairement passer un date au McDo pour le rendez-vous le plus romantique au monde quand on y réfléchit, nous comble de bonheur. On s’installe confortablement sous le plaid, la bouffe à portée de baguettes, et on commente la série avec avidité. Réglé comme du papier à musique. Ce qui me rappelle que ça n’a pas toujours été le cas.
Au début de notre relation, Netflix avait une toute autre signification qu’un soir à s’endormir blottis sur le canapé, épanouis, une goutte de sauce soja salée séchée sur le menton. Avant, on utilisait plutôt l’excuse “Netflix and Chill” comme on aurait pu dire “Tu viens chez moi regarder un film ?”, en 2008. Traduction : on lance le DVD et on se roule des grosses pelles au bout de la 10ème minute. Au premier tiers, on est à poil, et on conclut l’affaire avant que le prof ne rejoigne Drew Barrymore sur le terrain de foot américain du lycée de College Attitude, après avoir lu ses excuses et sa déclaration dans le journal. La version 2019 est du même acabit, à la seule différence que Netflix se permet de nous déranger dans l’acte en balançant un “Êtes-vous toujours là ?” lourd de sens, sans aucun scrupule.
Une époque que je ne regrette pas vraiment (pas facile de déguster des sushis à quatre pattes) mais dont le souvenir aura tout de même l’avantage de me faire réfléchir sur un point : s’il y avait un Netflix de début de relation et un Netflix de relation plus installée, le site aurait-il infiltré nos couples jusqu’à en redéfinir les codes, voire même les statuts ?
Screen, (less) sex and fun
Demandez à n’importe quel couple autour de vous, lancer un épisode en solo alors qu’on avait commencé à deux surpasse largement l’affront de profiter d’un moment d’étourderie pour piquer dans la banque au Monopoly. Une trahison ultime et difficilement pardonnable. On parle des séries qu’on mate sur Netflix comme d’un projet concret, et se jurer fidélité télévisuelle frôle presque l’engagement marital. Sur l’échelle des étapes significatives, il y a la discussion sur l’exclusivité, le statut de couple officiel, l’exclusivité (encore) télévisuelle, l’emménagement et enfin, le monospace. Autant dire qu’on ne prend pas ça à la légère. Ça aide limite à bâtir une relation de confiance intense, comme si préserver son appétit série pour l’autre était une preuve d’amour indiscutable.
Ce qui est discutable en revanche, c’est le temps qu’on passe à se focaliser sur le site. L’écran est partout. Dans le salon, sur le téléphone, sur l’ordi, sur la tablette. Loin de moi l’envie de passer pour une rabat-joie qui condamne la lumière bleue, le problème ici, c’est plutôt le temps perdu à zoner devant alors qu’on pourrait discuter, se marrer, faire l’amour. Parlons cul, d’ailleurs. Avec Netflix, force est d’avouer qu’on se concentre davantage sur le scénario de Sex Education que sur le bon déroulement de notre vie sexuelle. Une étude prouve même que l’abus de séries serait l’une des causes de la baisse de la moyenne de nos rapports (5 par mois en 1990 contre 3 par mois aujourd’hui). Au lieu de se câliner et de voir où les choses nous mènent, on a tendance à s’endormir en chaussettes doublée en polaire après un binge-watching compulsif. C’est grave ? Apparemment, pas forcément.
Interrogé par LCI sur le sujet, le sexologue Patrick Papazian relativise : “Dans toute consommation, il faut en réalité distinguer l’usage, l’abus et la dépendance. Si les partenaires font un usage raisonnable de Netflix, parvenant à trouver des séries qui les intéressent tous deux, s’ils échangent sur leurs émotions, leurs impressions, si possible blottis l’un contre l’autre, il s’agit simplement d’un loisir partagé, un excellent vecteur de partage de sensations, au même titre qu’une exposition ou un sport.”
On regarderait Netflix comme on irait faire un tennis, en somme. Les courbatures et l’amertume de la défaite cinglante en moins. Tant qu’on continue de parler et qu’on voit l’activité comme ce qu’elle est : un loisir, et pas un refuge pour éviter de se poser des questions sur le fait que notre relation sent le sapin, ça va. Sinon, ça craint. Mais ça, pas besoin de Netflix pour le comprendre.
Article de Pauline Machado